Séance privée à Laval le 4 février 2023
Conférence par Nicole VILLEROUX
Bernardino Drovetti, Consul général de France et Antiquaire « Pour moi, le chemin de Memphis et de Thèbes passe par Turin » (J.F Champollion) * Bernardino Drovetti a traversé le Consulat, l’Empire et la Restauration sans quitter l’Égypte où il représenta la France durant vingt sept ans. Ami proche de Méhémet Ali, Pacha d’Égypte qu’il a accompagné dans ses réformes, il a pu grâce à sa protection, effectuer des fouilles et constituer des collections d’antiquités égyptiennes qui lui ont valu d’être entré dans l’Histoire. * Un Piémontais au service de la France Bernardino Drovetti a vu le jour le 7 janvier 1776, à Barbania, commune du Piémont incluse aujourd’hui dans la commune de Turin. Son père, Giorgio y était notaire. Après des études de droit à Turin, il s’engage en 1796 dans l’armée française et prend part à la campagne d’Italie comme simple soldat du 27e Léger. Au mois d’octobre 1797, il est Capitaine de la demi[1]brigade piémontaise et nommé Commissaire du Gouvernement français au Piémont, province qui sera annexée à la France en 1799. Il se bat à Marengo aux côtés de Joachim Murat avec qui il restera lié jusqu’à sa triste fin en 1815. Le 28 juillet 1800 il est Premier officier au Ministère de la Guerre du gouvernement du Piémont et chef d’escadron du 1er Régiment de Hussards piémontais. L’année suivante il est Chef d’État-Major de la division des Troupes piémontaises et en octobre 1801 il est Juge au Tribunal criminel de Turin. Le 20 octobre 1802, il est nommé par décret du 1er Consul, Sous-Commissaire aux relations commerciales à Alexandrie et s’embarque à Toulon, le 11 mai 1803, en compagnie de Mathieu de Lesseps, Commissaire général aux relations commerciales au Caire, pour un pays où il devait passer l’essentiel de sa vie, pour le meilleur et pour le pire. * La révélation égyptienne (1804-1815) Mathieu de Lesseps, diplomate, père de l’ingénieur du canal de Suez, après avoir installé son confrère, quitte l’Egypte au mois de novembre 1804, laissant en place un jeune homme de vingt huit ans pour s’occuper des intérêts commerciaux de la France dans cette partie de la Méditerranée. Il a bénéficié, pour son installation, des services de la famille Balthalon, négociants marseillais dont l’un des membres, Pierre Balthalon sera son intermédiaire pour ses propres affaires durant tout son séjour à Alexandrie et au Caire. Jean-Pierre Balthalon, quant à lui, est négociant à Alexandrie depuis de nombreuses années. Il est à la tête du seul établissement de commerce français d’Alexandrie. Il avait épousé Rosine Rey, fille aînée d’un boulanger du Caire dont il a eu quatre enfants. Très vite, Mme Balthalon fait la conquête du Consul et se sépare de son mari. La procédure de divorce engagée en 1804 ne devait aboutir que quatorze ans plus tard. Le ménage ne pourra régulariser sa situation qu’au mois d’avril 1814. Des deux enfants nés du couple, un seul survivra, malheureusement lourdement handicapé. Drovetti élèvera les enfants de sa femme, en particulier les filles, qu’il dotera lors de leur mariage. Les besoins d’argent de son épouse seront pour lui un souci constant tout au long de son séjour égyptien. 2 Pour lors, il fait face à sa prise de fonction dans des locaux en fort mauvais état. Le pays est secoué par une guerre civile qui opposent les Turcs, maîtres du Caire, d’Alexandrie et du Delta et les Mamelouks, maîtres de la Haute-Égypte. Les mercenaires albanais dits Arnautes, réclament leur solde impayée. Au mois de juin 1803, les Mamelouks s’emparent du Caire et de tout le pays à l’exception d’Alexandrie.
Méhémet Ali, futur homme fort de l’Égypte, a pris la tête des troupes albanaises. Au mois de Juillet 1805, il obtient de la Porte le Gouvernement de l’Égypte, pouvoir confirmé deux ans plus tard. Parallèlement à l’attention de Méhémet Ali, de sept ans son aîné, Drovetti est officiellement chargé, au mois de mai 1806, de la gestion du Commissariat général du Caire. En même temps qu’il assure la protection des Français réfugiés à Alexandrie, il doit faire face, le 17 mars 1807, à l’invasion anglaise dont le but est de détrôner le Pacha. Alexandrie étant prise, Drovetti se réfugie au Caire où il anime la résistance et fait prévenir Méhémet Ali alors en campagne dans le Sud de l’Égypte. Faisant alors preuve de réels talents diplomatiques, Drovetti rencontre Méhémet Ali avec qui il noue une relation forte qui devait le conduire à l’aider dans ses entreprises de modernisation du pays. Après la capitulation du général A.Mackenzie-Frazer, Drovetti reprend le cours de ses activités et s’occupe des prisonniers anglais aux mains des Turcs pour leur procurer « les traitements en usage parmi les nations policées1 », parfois sur ses fonds personnels. La question pécuniaire est omniprésente dans sa correspondance. Soit que son traitement ou les crédits attendus tardent à arriver, soit qu’il cherche la plus sûre façon de s’en procurer. C’est ainsi qu’il va se livrer au commerce pour son propre compte, en particulier celui du tabac à priser, du café, des épices ou encore des montres Bréguet dont le Pacha et son entourage semblent friands. Tout cela avec plus ou moins de succès. Il est vrai que, outre ses obligations consulaires, il doit faire face à l’entretien d’une famille recomposée ainsi qu’à la gestion du patrimoine immobilier de sa compagne. D’autre part les communications avec la France sont longues, et soumises aux aléas de la navigation en Méditerranée. Il adresse ainsi à des correspondants amateurs de médailles des petits sacs de ces objets antiques. A la fin de l’année 1811, il accueille le Colonel Vincent-Yves Boutin, agent secret du Ier Empire, chargé de collecter des renseignements militaires en Egypte en vue d’une éventuelle intervention en Algérie. Le Consul l’accompagne en Haute Egypte où il se prend d’intérêt pour les monuments qu’il rencontre. Il va s’informer et enrichir une petite collection commencée dès 1807, procédant de façon plus systématique. Trois ans plus tard, il accompagne J.L Asseline de Cherville, diplomate et interprète près du Consulat Général du Caire, dans ses travaux de collecte des langues parlées au long du Nil. Cette même année, il adresse à Silvestre de Sacy, professeur de Langues orientales, un lot de manuscrits. Toutefois, il dresse le constat suivant, dans une lettre à Pierre Balthalon : « le séjour en ce pays n’offre que des désagréments, tracasseries, révolutions, peste, tous les fléaux dont l’humanité peut être menacée2 ». * 1Guichard (Sylvie), Lettres de B.Drovetti, Consul de France à Alexandrie, Ed.Maisonneuve et Larose (1803- 1830),2003, p.28. 2 Idem p.28 3 La « traversée du désert » (1814-1821) La fin du Ier Empire et le retour des Bourbons atteignent le Consul Drovetti le 25 septembre 1814, date à laquelle il est avisé de sa révocation. Occasion pour lui de quitter ce « pays de tous les fléaux » qu’il ne saisit cependant pas. Il ne souhaite pas regagner l’Europe car sa situation ne le lui permet pas. Très endetté, il veut faire face à ses engagements et pour ce faire, il va mettre à profit sa situation privilégiée près du Pacha. Celui-ci lui accorde les autorisations nécessaires pour procéder à des fouilles pendant quinze ans. Rappelons qu’à ce moment là, les antiquités égyptiennes révélées par les travaux des savants de l’Expédition d’Égypte, ne sont pas encore considérées par les connaisseurs comme des œuvres d’art contrairement à la statuaire grecque ou romaine. Les goûts allaient évoluer et l’absence de réglementation allait faire le reste. Drovetti autodidacte en la matière, allait peu à peu devenir un amateur éclairé. Durant les premiers mois de 1816, il voyage en Haute Egypte avec Frédéric Caillaud, minéralogiste de Méhémet Ali ; ils arriveront jusqu’à la deuxième cataracte. Il engage alors Jean Jacques Rifaud, sculpteur marseillais, pour surveiller en son nom, les chantiers qu’il va ouvrir à Thèbes (Karnak et Louxor) de 1817 à 1823, puis Le Fayoum et Hawara de 1823 à 1824 et enfin Tanis dans le Delta de 1825 à 1826. Cette même année 1816, arrive à Alexandrie, le nouveau Consul général d’Angleterre, Henry Salt, son principal concurrent en matière politique autant qu’archéologique. Gaston Maspero, un siècle plus tard, Directeur général du service des antiquités de l’Égypte, écrira ceci : « Les consuls accrédités auprès du Pacha se firent antiquaires avec passion : ils obtinrent des firmans qui les autorisaient à exploiter les nécropoles et leurs agents leur expédièrent d’année en année de véritables caravanes de monuments antiques (..) Vingt collections se formèrent de la sorte, collection Salt, collection Drovetti, collection Passalacqua (..) qui, vendues en Europe, y devinrent le noyau des principaux musées d’État à Leyde, à Londres, à Paris, à Turin. Ce fut un pillage effréné qui dura près de trente ans et conte lequel les savants ne tardèrent pas à protester3 ». Giovanni. Battista Belzoni, travaillait en Egypte depuis le mois de juin 1815. Cet explorateur et égyptologue vénitien a entretenu de bonnes relations avec Drovetti jusqu’en 1817, époque à laquelle il accepta de fouiller pour Salt dans la région de Thèbes. Leurs zones de fouilles étant voisines, les incidents fleurissaient au point que Blezoni fut agressé à Thèbes, le 26 décembre 1818, par les ouvriers de Drovetti sans que la responsabilité des parties ne fut jamais clairement définie. Les voyageurs rapportent que Drovetti s’était aménagé une maison, au sommet d’un des piliers du temple de Karnak. Il voyage à nouveau avec Frédéric Caillaud au mois de février 1819, pour explorer les oasis de Dakel et Kharga. L’année suivante il obtient du Pacha, un contingent de deux mille hommes et l’artillerie nécessaire pour pénétrer dans l’Oasis sauvage de Siwak. L’antiquaire se fait alors botaniste et s’intéresse aussi à la langue locale dont il rédige un petit lexique. Bien qu’il n’occupe plus de charge officielle, Drovetti conseille toujours le Pacha, de fait souverain indépendant de l’Égypte, soucieux d’entreprendre un vaste programme de modernisation. Ainsi Drovetti avait-il suivi la réorganisation des finances et de la Monnaie, appuyé la remise en eau du canal Mahamoudi qui mit en communication Alexandrie avec le Nil et le Caire dont les travaux s’achevèrent en 1819. Il continue à se livrer à ses activités commerciales avec la France pour le compte du Pacha et de son entourage. * 3 Idem p.61 4 Retour en grâce et ventes des trois collections égyptiennes rassemblées par Drovetti Bernardino Drovetti retrouve son poste de Consul Général en 1821. Avec l’appui et la confiance de Méhémet Ali, il organise un programme Erasmus avant la lettre, pour permettre à de jeunes égyptiens prometteurs, de séjourner en Europe pour s’instruire. Il organise, en 1822, un programme d’inoculation contre la variole dans tout le pays. Durant ces années de retour en grâce, de nombreux officiers et techniciens français et italiens, en mission ou en congé, entrent au service de l’Égypte, en particulier à l’instigation de Drovetti. Le général P. Boyer est ainsi à la tête d’une mission militaire en Égypte de 1824 à 1826, « le premier moteur et conseiller de l’armée régulière ». En 1822, la guerre d’indépendance de la Grèce engendre une crise entre la Turquie et la Russie. Drovetti va assurer les fonctions consulaires pour la Russie entre 1821 et 1827, alors que les relations diplomatiques sont interrompues entre les deux empires. L’âge venant, Drovetti se préoccupe d’assurer se vieux jours et ce d’autant que son épouse et ses enfants se sont installés en France où la vie est nettement plus chère qu’en Égypte. La faillite des établissements Portalis, où il avait des parts, l’a ruiné. Il déclare plus de 100.000 Frs de dettes. Il entreprend donc de nouer des contacts pour vendre ses collections. En 1818, il entre en relations avec Louis Nicolas de Forbin, directeur des Musées royaux de France et Edmé Jomard, ancien membre de l’Expédition d’Égypte, secrétaire de la Commission de publication de la Description d’Égypte, pour proposer à la France d’acheter une partie de sa collection. Il expédie soixante caisses à Livourne où elles sont entreposées. Il en demande 200.000 francs en argent comptant et 200.000 francs en fonds de terre ou en inscription sur le Grand Livre. La France tardant à répondre, Drovetti se tourne vers le Royaume de Piémont-Sardaigne, la Bavière et la Russie. En ce qui concerne ces deux derniers clients potentiels, le prix est monté à 500.00 francs. Finalement c’est le royaume de Piémont-Sardaigne qui se prote acquéreur en 1824 pour 400.000 Lires. Jean-François Champollion se rend alors à Turin pour l’étudier pendant neuf mois. Cette première collection vendue à Turin, se composait de 169 papyrus, 102 momies, 95 statues constituant ainsi la base du premier musée d’antiquités égyptiennes au monde. Il se tourne à nouveau vers la France pour lui proposer sa deuxième collection qui, si
elle la refuse, partira pour l’Amérique. Il écrit ainsi à Pierre Balthalon, le 2 août 1824 : « Je dois d’autant plus espérer qu’on (la France) acceptera cette proposition, que l’on m’écrit de Turin que M.Champollion le Jeune qui s’y rendra pour visiter le Musée égyptien que j’ai cédé au roi de Sardaigne, l’a estimé le double du prix qu’on m’en a payé4 ». Dans la même lettre, il mentionne que « le Bacha a donné des ordres pour faire parvenir une girafe qu’il destine en présent au Roi. Si elle arrive saine et sauve, elle aura coûté une somme très considérable ». Champollion va conseiller à Charles X, au mois de février 1825, d’acheter la collection d’Henry Salt pour le prix de 250.000 francs. Dépité, Drovetti écrit au mois d’août suivant, toujours à Pierre Balthalon : « Il me faudrait chaque année le prix d’un sarcophage pour me tenir au courant. Cette année, j’ai dû ajouter à mes appointements, à mes rentes, la valeur d’une petite collection de médailles et de 4 Idem p.480 5 pierres gravées que je conservais depuis longtemps pour moi-même et que j’ai dû vendre pour environ 10.000 francs pour faire face à mes engagements ». Enfin, au mois d’octobre 1827, la France acquiert sa deuxième collection pour 150.000 francs payables en cinq versements jusqu’en 1830. Elle se compose de 8 statues de granit, 3 sarcophages, 80 objets en os, 126 en bois, 2 momies, 600 scarabées. Toujours actif auprès de Méhémet Ali, il lui propose d’implanter la culture du coton dans le pays et se voit doter d’un domaine pour l’y cultiver. Il importe également des moutons mérinos pour encourager leur élevage. Souffrant de divers ennuis de santé, il n’avait jamais obtenu de congé pour se soigner en Europe. Il peut enfin, en 1827, se rendre en France où la fameuse girafe arrive au mois de juillet. Voyage éclair en ce qui le concerne, étant rappelé en Égypte pour s’occuper des réfugiés de Morée et du retour des prisonniers grecs suite à la bataille de Navarrin (20 octobre 1827). Drovetti accueille l’expédition archéologique franco-italienne, le 18 août avec à sa tête Jean[1]François Champollion et Ippolito Rosselini. Le français qualifie son hôte de « marchand d’antiquailles » et l’accuse de ralentir l’obtention d’une autorisation permettant les fouilles. Quoiqu’il en soit, le Consul fait ce qu’il peut pour aider cette mission. * Retour en Europe (1829-1852) Drovetti prend sa retraite au mois de juin 1829. Il est remplacé par Monsieur Minaut en qualité de Consul général. Les années qui suivent le voient voyager. Il se trouve à Toulon en 1830, lorsque Champollion lui parle de l’obélisque de Louxor qui sera érigée place de la Concorde en 1836. Cette même année, il vend sa troisième collection à Berlin pour 30.000 Francs. Ses dernières années se passent dans son pays natal, s’occupant de ses affaires et de sa famille. Toujours soucieux de l’instruction, il ouvre à Barbania une école pour les enfants pauvres. Il secourt malades, orphelins et jeunes mères. En 1847, Ibrahim Pacha, fils de Méhémet Ali qu’il connaît depuis son enfance, le sollicite en vain pour qu’il retourne en Égypte. Il s’éteint à Turin, à l’hôpital San Salvaro, le 9 mai 1852. Enterré d’abord à Barbania, il est transféré à Turin. Il laisse aux pauvres ce qui reste de son patrimoine. Décoré de la Légion d’Honneur en 1819, il est également Chevalier du Saint Sépulchre de Jérusalem, de Saint Louis, de Saint Maurice et Lazare (ordre piémontais) et de Sainte Anne de Russie. Franc-maçon, il a fondé en 1818, une « Société secrète égyptienne » à laquelle Gérard Galtier a consacré une étude publiée dans les Cahiers de la Méditerranée, en 1972, à laquelle je renvoie les personnes intéressées par cet aspect de son activité. * 6 Bernardino Drovetti a joué un rôle important dans l’Égypte de Méhémet Ali, déterminé à moderniser son pays. Il n’a pas fait autre chose en matière archéologique, que ses contemporains en l’absence de toute régulation. Il a vendu ses collections à de grands Musées européens, contribuant ainsi à assurer leur pérennité. On lui doit la naissance du fabuleux Musée égyptien de Turin pour abriter sa fameuse collection. Ce Musée, enrichi au fil du temps, couvre aujourd’hui 10.000 m² et ne serait-ce qu’à ce titre nous pouvons lui accorder un intérêt reconnaissant. Nicole Villeroux Sources : - Guichard (Sylvie), Lettres de Bernadino Drovetti, Consul de France à Alexandrie (1803-1830), Ed.Maysonneuve et Larose, 2003. - Caponetti (Giorgio), Drovetti l’egizio, Ed. UTET, 2022. (en italien) - Enciclopedia Treccani en ligne – article Drovetti (en italien) - Galtier (Gérard), La société secrète égyptienne in Cahiers de la Méditerranée, n°72, 2006. (en ligne).